Un goût de changement
Récemment, plusieurs études se sont intéressées au phénomène du gaspillage alimentaire. En 2019, les résultats d’une d’entre elles, menée par Second Harvest, un organisme ontarien, ont été publiés. Le constat est accablant, le Canada jette plus de la moitié des aliments qu’il produit et un tiers de ces pertes serait évitable.
L’étude affirme, en se basant sur les données émises par Statistique Canada, que le coût annuel de ces pertes évitables se chiffre à 1766$ par ménage. Chaque année, c’est 50 milliards de dollars de nourriture que l’on envoie directement aux ordures et 22 millions de tonnes de GES que l’on rejette inutilement dans l’atmosphère, alors que des millions de personnes vivent actuellement en situation d’insécurité alimentaire au pays. (1)
Pour mettre en perspective ces émissions, cela correspond, selon les chiffres transmis par un rapport de Climate Transparency, une coalition d’organisations internationales en environnement, aux émissions produites par un million de Canadiens en une année (2). Ce serait l’équivalent de retirer tout près de 5 millions de voitures des routes canadiennes (3). Ces coûts faramineux représentent plus de 10 fois l’enveloppe que le gouvernement du Canada entend octroyer, sur 5 ans, à l’ensemble des Premières Nations, afin de combler l’écart socio-économique majeur qui persiste entre elles et les allochtones (4). Rappelons au passage que les recherches démontrent que, pendant ce temps, certaines communautés autochtones sont aux prises avec des taux de suicide 800 fois supérieurs à la moyenne nationale, dans des milieux où coexistent pauvreté, malnutrition et manque de services de santé (5).
La Food waste study affirme, quant à elle, qu’à travers le monde, c’est 70% de notre eau potable qui est destinée au secteur agricole (6). Les chiffres avancés par l’IME, Institution of Mechanical Engineers, et relayés par le journal The Guardian, démontrent que la production d’un seul kilo de bœuf demande à elle seule plus de 15 000 litres d’eau, et que pour produire un verre de lait, 1000 verres d’eau doivent être contaminés (7). Encore plus éloquent, si le gaspillage alimentaire était un pays, il serait le 3e plus grand émetteur de gaz à effet de serre (GES), juste derrière les États-Unis et la Chine (8). Pas surprenant que la réduction du gaspillage alimentaire se soit également classée au 3e rang en termes d’efficacité pour diminuer les GES (9).
Aux abords d’une crise climatique d’envergure mondiale, alors que l’accès à l’eau potable est un enjeu qui prend une ampleur croissante dans la politique internationale, en cette ère où on assiste à la raréfaction des terres arables due à la désertification qu’entraîne notamment l’agriculture intensive, il est inconcevable que l’on poursuive sur cette voie qui dilapide les ressources naturelles à un rythme effréné, assombrissant ainsi les horizons du vivant, hier encore radieux et prospères.
Des solutions à l’international
Des initiatives déjà existantes desquelles s’inspirer, il y en a une panoplie. Au Royaume-Uni, en 2007, le Waste and Resources Action Programme (WRAP), a lancé une campagne nommée « Love Food, Hate Waste ». Les résultats de celle-ci furent fulgurants et le gaspillage alimentaire a chuté de 21% en seulement 5 ans sur l’ensemble du territoire. On estime à 13 milliards d’euros les économies engendrées par ce changement de cap (10). Un peu plus à l’est, dans un pays reconnu pour son gaspillage alimentaire, un mouvement citoyen danois, Stop Wasting Food, a procédé à une vaste campagne informative visant à changer la perception erronée qu’entretenait la population à l’égard des dates de péremption. Grâce à ce mouvement, entre 2010 et 2015, le Danemark a miraculeusement réussi à réduire de 25% sa production de déchets alimentaires (10). D’ailleurs, une chaine de supermarchés nommée WeFood y vend dorénavant exclusivement des produits « périmés », à Copenhague (12).
De son côté, la France a adopté à l’unanimité, le 3 février dernier, un projet de loi qui obligera notamment les commerces de 400m2 et plus à redistribuer leurs invendus à des organismes caritatifs. Cette loi aura comme effet de contraindre ces mêmes commerçants à appliquer un principe de hiérarchisation de leurs actions dans l’optique d’assurer que la récupération et la valorisation de leurs produits alimentaires s’effectue de manière optimale (13). Puis, il y a la Belgique qui, déjà en 2014, rendait obligatoire la redistribution des invendus pour l’ensemble des grands commerces présents sur son territoire à la suite d’un projet pilote couronné de succès (14).
Un coup de pouce technologique
De multiples applications ayant pour objectif le sauvetage d’aliments ont vu le jour ces dernières années et certaines d’entre elles ont le potentiel de contribuer efficacement à la réduction des déchets alimentaires produits en Occident. À titre d’exemple, il existe Eatizz.com qui permet à des commerçants de communiquer à des clients potentiels des offres intéressantes sur des aliments approchant de leur date limite de consommation. On peut aussi penser à BonApp.ca, qui met en réseau des individus afin que chacun puisse profiter des fruits et des légumes que d’autres ne seront pas en mesure de consommer à temps pour diverses raisons. Les denrées seront déposées dans des points de chute accessibles à ceux qui désireront les consommer (15). Il serait possible de faire l’éloge de bien d’autres applications en ce genre, telles que Second-Life.ca, MyFoodways, Too Good To Go, ou FoodHero, mais vous constaterez qu’il est aisé d’en découvrir par vous-même en quelques clics.
Des initiatives bien de chez nous/d’ici
Alors que l’organisme Sauve ta bouffe donne des conférences et orchestre des ateliers visant à outiller les citoyens pour faire face au gaspillage alimentaire, La Tablée des chefs récupère plus d’un demi-million de repas par année, provenant d’hôtels, de restaurants et de traiteurs, afin de les offrir à des personnes en situation de précarité (16).
En Outaouais, l’Escouade anti-gaspillage alimentaire a contribué à sauver plus de 50 000 kg de fruits et légumes des champs en mobilisant des citoyens prêts à récolter les surplus qui reposaient dans les champs des agriculteurs de la région, un processus que l’on appelle le glanage (17). En outre, ils organisent des activités de cuisine « anti-gaspi » permettant la redistribution d’aliments sains aux familles, en plus de les instruire au sujet de différents types de légumes méconnus. Avec l’appui de Moisson Outaouais, ils offrent également aux jeunes des ateliers de sensibilisation au gaspillage alimentaire.
Quoi faire?
À la maison, il est souhaitable de procéder à une planification judicieuse de ses repas sur une période donnée, de ne pas hésiter à congeler des repas ou des aliments pour plus tard et de passer à l’épicerie plus régulièrement en achetant en quantités plus modérées.
Cependant, une fois de plus, les actions individuelles sont nécessaires, mais insuffisantes, comme c’est le cas dans toute problématique majeure. Voilà pourquoi il est urgent d’agir collectivement et d’exiger des changements structurants. L’étude menée par Second Harvest, mentionnée plus tôt, suggère entre autres une amélioration du processus de coordination entre les agriculteurs et les transformateurs, de même que des dates de péremption plus ciblées (18). Au Canada, ces dernières sont, à l’exception de quelques aliments comme les suppléments alimentaires, les substituts de repas ou le lait maternisé, laissées à la discrétion du producteur. (19)
Il est impératif que le gouvernement impose des réglementations afin de contraindre les producteurs à inscrire sur l’ensemble des produits de consommation une date d’expiration adéquate. Actuellement, les dates de péremption doivent être apposées uniquement sur les produits qui restent frais 90 jours ou moins, et nombreux sont ceux qui confondent celles-ci avec la date d’expiration qui, elle, signifie qu’il faut éviter de consommer le produit lorsqu’on a franchi la date indiquée. Par exemple, un yogourt peut, approximativement, être consommé au cours des 7 à 10 jours suivant la date de péremption si celui-ci n’a pas été ouvert au préalable (20). Le fameux « meilleur avant » n’est qu’un simple indicateur lié au goût et à la texture des aliments. Comme c’est déjà la norme dans certains pays européens mentionnés plus tôt, une obligation légale enjoignant les grands commerçants à redistribuer leurs invendus serait, elle aussi, une méthode efficace et pragmatique afin de contrer ce fléau qu’est le gaspillage alimentaire.
Toutes ces actions et ces mesures relatives au gaspillage alimentaire permettent également de réduire les inégalités sociales, d’éviter des pertes économiques importantes et de contribuer à la sauvegarde de notre environnement. De la même manière que pour la lutte environnementale, chacun de nous a un rôle à jouer. Il y a d’un côté les petits gestes qu’il nous est possible de poser au quotidien. Puis, de l’autre, il y a la nécessité de transformer nos politiques gouvernementales. Pour cette crise de l’alimentation comme pour la crise environnementale, il faut dorénavant s’employer à prendre tous les sentiers possibles. Nous avons déjà trop attendu à l’intersection, nous questionnant sur le chemin qui serait le plus court ou le plus sûr, en toute immobilité.
Maintenant marchons, ensemble…
Alexis Legault
Médiagraphie
(1) Nikkel, L., Maguire, M., Gooch, M., Bucknell, D., LaPlain, D., Dent, B., Whitehead, P., Felfel, A. « The Avoidable Crisis of Food Waste: Roadmap » Second Harvest and Value Chain Management International; Ontario, Canada. 2019. https://secondharvest.ca/wp-content/uploads/2019/01/Avoidable-Crisis-of-Food-Waste-The-Roadmap-by-Second-Harvest-and-VCMI.pdf
(2) EIGEN. P. UMAÑA, A. « Brown to green the G20 transition to a low-carbon economy | 2018 » Climate Transparency, 2018. https://www.climate-transparency.org/wp-content/uploads/2018/11/Brown-to-Green-Report-2018_rev.pdf
(3) « Food waste study » Alberta agriculture and forestry, IMC (Ian Murray & Co Ltd.). 2017. https://www1.agric.gov.ab.ca/$Department/deptdocs.nsf/all/bt14879/$FILE/FWS2017.pdf
(4) NIOSI. L. « Budget fédéral : 4,5 milliards pour la réconciliation », Radio-Canada, 19 mars 2019. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1159306/budget-federal-autochtones-reconciliation-trudeau-inuits
(5) « Aperçu de la santé des autochtones au Canada », Centre de collaboration national de la santé autochtone (CCNSA) 2013. http://www.ccnsa-nccah.ca/docs/context/FS-OverviewAbororiginalHealth-fr.pdf
(6) Alberta agriculture and forestry. op. cit.
(7) « How much water is needed to produce food and how much do we waste? », The Guardian, 2016. https://www.theguardian.com/news/datablog/2013/jan/10/how-much-water-food-production-waste
(8) « Food wastage footprint: Impacts on natural resources », FAO, 2013. http://www.fao.org/3/i3347e/i3347e.pdf
(9) AUDET. R. BRISEBOIS. É. « Le gaspillage alimentaire entre la distribution au détail et la consommation », Chaire de recherche UQAM sur la transition écologique. no. 5, 2018. https://chairetransition.esg.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/48/2018/11/Le-gaspillage-alimentaire-entre-la-distribution-au-detail-et-la-consommation.pdf
(10) CHATEL. L. « Le gaspillage alimentaire pèse lourd sur le climat (2) », Zero Waste France, 15 mars 2015. https://www.zerowastefrance.org/gaspillage-alimentaire-pese-lourd-climat/
(11) « Réduisons le gaspillage alimentaire », Eufic, 19 juillet 2017. https://www.eufic.org/fr/healthy-living/article/lets-reduce-food-waste
(12) MORIN. I. VIGNEAULT. A. « Agir contre le gaspillage alimentaire », La Presse, 2017. https://www.lapresse.ca/vivre/societe/201706/29/01-5111884-agir-contre-le-gaspillage-alimentaire.php
(13) « Gaspillage alimentaire en France : la loi définitivement adoptée ! », Sauve ta bouffe, 8 février 2016. https://www.sauvetabouffe.org/2016/02/gaspillage-alimentaire-en-france-la-loi-definitivement-adoptee/
(14) « La Belgique interdit le gaspillage », Sauve ta bouffe, 20 mai 2014. https://www.sauvetabouffe.org/2014/05/la-belgique-interdit-le-gaspillage/
(15) MORIN. I. VIGNEAULT. A. op. cit.
(16) Sauve ta bouffe. 2016. op. cit.
(17) « 4 initiatives pour contrer le gaspillage alimentaire en Outaouais », Le Pointeur, 5 octobre 2017. https://lepointeur.ca/article/4-initiatives-pour-contrer-le-gaspillage-alimentaire-en-outaouais/
(18) Nikkel, L., Maguire, M., Gooch, M., Bucknell, D., LaPlain, D., Dent, B., Whitehead, P., Felfel, A. op. cit.
(19) « Durée de conservation sur l’étiquette des aliments préemballés », Gouvernement du Canada, 12 décembre 2019. https://www.inspection.gc.ca/salubrite-alimentaire-pour-l-industrie/information-pour-les-consommateurs/fiches-de-renseignements-et-infographies/duree-de-conservation/fra/1332357469487/1332357545633
(20) Gouvernement du Canada. ibid.